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Yulia Fumichova, les femmes pour inspiration

Projet associé

Yulia Fumichova tisse des liens entre toutes ces femmes ukrainiennes éparpillées actuellement aux quatre coins du pays et de l'Europe entière. Elle leur donne aussi la parole dans un pays où les lignes bougent sur la question de l'égalité homme-femme. 

 

Yulia n'a jamais pris de congé maternité. A l'hôpital, les deux fois où elle a accouché, elle n'a jamais cessé de travailler. Ses deux petites filles se sont habituées à l'observer, collée à son ordinateur ou au téléphone. « Que l'on soit ici à Bucarest ou ailleurs, pour elles ça ne change pas grand-chose en vérité, elles ont toujours été avec moi 24h/24 », raconte la jeune femme en jetant un œil protecteur sur Nadia, 7 ans, en train de lire à une table, et à sa petite sœur Veronika, faisant tout son possible pour l'en empêcher. Si Yulia les emmène partout, c'est que, comme tant d'autres, elle les élève seule. Habituée à bouger au gré du conflit, la mère de 34 ans est femme de soldat, au front depuis 2014. 

Le front, Yulia connaît bien elle aussi : jusqu'à la naissance de Nadia et Veronika, elle y faisait des reportages. Si elle s'en est depuis éloigné physiquement, elle n'a jamais cessé de le raconter, et d'être une voix pour celles qui s'y battent. Une volonté qui, après 15 ans de métier, guide plus que jamais le travail de cette native de Tcherkassy, à mi-chemin entre Kiev et Dnipro.  

Yulia dégage un sentiment de sérénité impressionnant, qui contraste en apparence avec tout ce qu'elle vit et nous raconte. Si être à Bucarest l'apaise - sa plus petite fille lui dit toujours « qu'ici on se repose de l'alarme », toutes ces années au contact de la guerre lui ont sans doute appris à prendre sur elle et à maîtriser ses nerfs. On sent que le fait d'être en sécurité, elle et ses enfants, lui offre une bouffée d'air bienvenue. « J'espère rentrer à Tcherkassy, c'est là-bas que je veux être, mais je le ferai seulement quand ce ne sera plus un lieu dangereux pour moi et mes enfants ». Privée d'eau, d'électricité et d'internet fiable, c'est plus que compliqué pour elle d'y vivre et d’y travailler à l'heure actuelle.


Des héroïnes face au conflit

Dans son quotidien, Yulia peut passer une journée entière à parler au téléphone ou sur les réseaux sociaux avec l'une des femmes dont elle raconte l'expérience. « Beaucoup ont besoin d'ouvrir leur cœur et cela arrive souvent qu'elles se mettent à pleurer au milieu d'une phrase, lorsqu'un souvenir resurgit ou que la réalité rejaillit d'un coup », explique Yulia, qui fait régulièrement appel à des psychologues pour ne pas faire fausse route et bien les comprendre. « Parfois c'est moi aussi qui a besoin d'un psy », avoue la journaliste, à qui il arrive d'avoir le sentiment que ces mots et ces histoires « lui traversent le corps de toutes parts ». Malgré ses tentatives, Yulia reconnaît se sentir « comme une éponge » et avoir du mal à se protéger : « c'est dur car ce pays sous les bombes, c'est le mien également », s'excuse-t-elle presque. 

La plupart de ces femmes, demeurées en Ukraine ou exilées dans d'autres pays, ont en commun le fardeau de la famille éclatée. Tout comme sa collègue de résidence Taisia, Yulia aussi les appelle ses « héroïnes ». Toutes plus magnifiques les unes que les autres à ses yeux. « Il y a cette professeure qui a refusé d'enseigner le russe en territoire occupé, toutes ces femmes de soldats morts ou disparus obligées de tout reprendre à zéro sans personne pour les épauler, celles qui ont quitté leur lieu de travail douillet pour aller faire du bénévolat au front, les autres parties à des milliers de km de chez elles avec juste un sac à dos sur les épaules et leur enfant dans les bras », égrène avec sang froid Yulia. 

Souvent, elle complète ses articles par une colonne sur le côté où elle raconte sa vie personnelle à elle, « pour leur montrer qu'elles ne sont pas seules à traverser tout ça », raconte-t-elle. A Bucarest, elle a pour ambition d'agrémenter son travail d'interviews vidéos avec des docteur.e.s et des psychologues, afin de fournir des informations de première nécessité à ses lectrices comment octroyer des soins de base, comment désinfecter son eau, comment obtenir un soutien psychologique, etc.

L'implication des femmes dans l'effort militaire a fait évoluer les mentalités.

Des inégalités de genre qui persistent, même en temps de guerre

Et puis il y a le front, où beaucoup d'entre elles se trouvent. « Avec ce que cela implique comme discriminations pour elles », lâche Yulia. Déconsidérées, victimes de harcèlement, « elles doivent se battre contre ça aussi », témoigne la journaliste. Les héroïnes de Yulia seraient des héroïnes au rabais pour les hommes Ukrainiens ? « Une partie vous dira toujours que la place de la femme est à la cuisine, c'est vrai », avoue Yulia qui estime toutefois que son pays opère actuellement sa mue sur ces questions. « Cela avait commencé avant mais là tout cela s'est accéléré. L'implication des femmes dans l'effort militaire a fait évoluer les mentalités », juge la jeune femme, ravie de constater, statistiques à l'appui, que ses articles sont en réalité davantage lus par... des hommes. « Touchés par ce qu'elles font et endurent pendant le conflit, ils sont désormais nombreux à les percevoir comme de vraies héroïnes », se réjouit la journaliste. 
 
Elle termine avec Elizabeta, une jeune femme de Kiev qui attend celui, parti au front, qu'elle souhaite un jour pouvoir épouser et dont elle n'a aucune nouvelle depuis six mois. « En l'attendant, elle travaille sur les chansons qu'il écrivait avant son départ et expose ses peintures, tout en s'occupant de sa mère à lui. Pour moi cette jeune femme est un roc, elle a tant de force ». D'après Yulia, c'est « ce type d'histoires, belles et poignantes à la fois, qui rassemblent tous les Ukrainiens et les Ukrainiennes à l'heure actuelle ». 

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