Ksenia Kalieberda lit un livre

Ksenia Kalieberda, des obus au-dessus de la tête et Kherson à l’esprit

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Depuis l'invasion russe, Ksenia Kalieberda raconte la vie des habitants et habitantes de Kherson et notamment de ses proches. C'est aussi l'histoire d'un exil douloureux, le sien.

 

Ksenia attend patiemment assise. Entre les mains de la doyenne de la résidence Yak Vdoma (61 ans), le dernier livre de son collègue Konstiantyn sur une chanteuse d'opérette ukrainienne. Une heure plus tard, au plus fort des descriptions qu'elle nous livre méticuleusement sur l'état de Kherson, l'art refait surface comme une lointaine apparition de la vie d'avant : « j'ai mal pour la collection de notre musée, véritablement unique. Ils ont tout pris, il y en avait pour plus de 1 million de dollars », se lamente Ksenia en pensant au trésor de guerre dont s'est emparée l'armée de Poutine avant sa retraite. 

Mais il y a aussi du bon là-dedans : « Ils ont aussi pris les statues de Potemkine, d'Ouchakov et de Souvorov. Celles-là, ils ont bien fait de les prendre, ce sont les leurs », se console-t-elle. Sauf que l'ennemi, toujours à portée de fusil de l'autre côté du Dniepr, n'en a pas fini avec Kherson qu'il continue de pilonner. Pour Ksenia, l'ennemi se venge de ne pas avoir pu conserver la ville : « ils veulent  simplement la détruire désormais, habitants compris ». Elle en veut pour preuve les bombes au phosphore (armes incendiaires en théorie interdite contre les civils) qui s'y abattent. 

Ksenia raconte tout ça avec une simplicité et une gentillesse désarmantes. Seule sa voix, parfois haletante, laisse percer l'énorme tension de ces dix derniers mois. Arrivée à Bucarest fin septembre pour une durée de six mois, elle demeure connectée en permanence avec Kherson, d'où elle va tirer un livre dont le tragique s'annonce dès le titre : «  Kherson sous l'occupation au XXIème siècle ». 


Une journaliste culturelle devenue journaliste de guerre par la force des choses

À la base spécialiste d'art et de culture, Ksenia s'est muée en chroniqueuse de guerre de sa ville. Le journal en ligne pour lequel elle écrivait a cessé de paraître le 5 mars, à l'arrivée des Russes. Au début, Ksenia fait comme tout le monde et aide les gens autour d'elle (en faisant notamment du pain, disparu des magasins), puis le naturel revient au galop. Elle se met alors à décrire l'occupation. « Je consignais tout ce que faisaient les Russes en ville, les difficultés des gens pour vivre, l'augmentation des prix. Le réel s'est mis à avoir une puissance dramaturgique incroyable, un peu comme dans les pièces de théâtre sur lesquelles j'écrivais avant », raconte la journaliste à qui The Gardian commande plusieurs chroniques. 

« Au début de l'occupation, les Russes nous ont laissé deux endroits en ville : deux cafés, où les gens pouvaient se retrouver. Ils n'y entraient pas, comme s'ils voulaient nous montrer qu'ils étaient des libérateurs et non pas des occupants », analyse Ksenia avec le recul. Mais très vite, l'envahisseur tape du poing. Au quatrième meeting organisé contre l'occupation, les manifestants sont dispersés à coup de grenades et de tirs à balles réelles. Les activistes sont arrêtés et Ksenia se déplace via les petites rues, en cachette, « là ou les voitures avec la lettre Z* ne passent pas ».

Au début de l'occupation, les Russes nous ont laissé deux endroits en ville : deux cafés, où les gens pouvaient se retrouver. Ils n'y entraient pas, comme s'ils voulaient nous montrer qu'ils étaient des libérateurs et non pas des occupants.

Un exil sous les obus

Mais la pression s'intensifie : Ksenia choisit de partir pour Odessa avec d'autres femmes, après un mois et demi d'occupation. Faute de convois humanitaires autorisés par les Russes, il faut filer en voiture, payer environ 300 dollars et passer par 14 checkpoints (7 de chaque côté). Un périple de 13 heures (contre 4 heures en temps normal), au milieu des balles qui fusent de part et d'autre. « On avançait tout doucement parmi les mines. C'était la première fois de ma vie que des obus sifflaient au-dessus de ma tête. Mais on a eu beaucoup de chance. Une fois parvenues au premier checkpoint ukrainien, on était tellement heureuses qu'on a pris les soldats dans nos bras ». Ksenia esquisse un sourire, reconnaissante : « vous savez, on aime énormément notre armée, c'est la meilleure chose que l'on ait, en vérité ! ». 

Sa deuxième salve d'obus sifflant au-dessus de sa tête, Ksenia va la rencontrer à Odessa, après seulement 13 jours de retour à la normale. Poursuivie par la guerre, elle file alors en république de Moldavie puis en Allemagne. Mais elle ne cesse d'être connectée à Kherson via son mari encore sur place. « Tous les matins on avait un tchat de famille avec lui et mes deux fils. C'est quelque chose, vous savez, d'avoir sa famille réduite à un tchat... », lâche-t-elle émue. Le plus jeune (25 ans) quitte la ville un mois après elle. Il refait aujourd'hui, de Kiev, le site de l'administration publique de Kherson. Le grand et le mari, eux, ont vécu les affrontements de l'été. « Ça a été la pire période de ma vie. Ils ne pouvaient plus quitter du tout l'appartement », raconte la mère qui parvient quand même à faire sortir son fils de cet enfer. Son mari, lui, choisit de rester seul sur place. 

Un retour impossible

Fin septembre, Ksenia débarque à Bucarest pour travailler sur son livre. Puis viennent des jours meilleurs, avec la reconquête ukrainienne. Le 11 novembre 2022, Kherson est libérée par l'armée. Ksenia revient en ville le 24, où pour la troisième fois des obus lui filent au-dessus de la tête, s'abattant sur l'immeuble d'à côté en faisant sept morts et deux blessés. Les Russes redoublent d'efforts, même pas le temps de fêter la libération. « On a voulu manger une tarte pour marquer le coup mais de nombreuses personnes n'ont pas pu venir à cause des bombardements », se souvient Ksenia qui tient le coup pendant dix jours, durant lesquels les tirs ne cessent jamais. « Je n'arrivais pas à dormir. Mon mari m'a dit : « si tu ne résistes pas aux balles et aux alarmes, tu peux repartir ». Ksenia reprend la route, maintenant le lien avec Kherson via son mari qui lui raconte tout, inlassablement. Collé à sa fenêtre, il scrute la rue où il s'aventure régulièrement pour aller s'abriter dans des petits bunkers en béton. De là, il est possible de s’asseoir sur une chaise et de recharger son téléphone en attendant que les bombardements cessent. « Voila à quoi se résume la vie des gens restés là-bas », résume Ksenia. Un quotidien sombre, comme un tunnel sans fin. 

Aujourd'hui les habitants et habitantes de Kherson, « survivants d'une occupation sous le signe de la paranoïa puis d'un acharnement militaire », selon les mots de la journaliste, ne sont plus que 80 000, contre 350 000 avant la guerre. « La seule explication que j'aie est que ceux qui ont choisi de rester sont psychiquement au bout du rouleau, c'est irrationnel pour moi, confie Ksenia. Mon livre, je veux qu'il raconte leurs traumatismes ». Son autre objectif : rentrer au plus vite pour tenter de convaincre son fils blessé à la main et actuellement en convalescence à... Kherson de ne pas partir au front. 

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