Konstiantyn Doroshenko

Konstiantyn Doroshenko, artiste en résistance

Projet associé

Seul homme de la résidence Yak Vdoma, le critique d'art et curateur Konstiantyn Doroshenko veut raconter dans un livre l'effervescence artistique ukrainienne en ces temps de guerre.  

 

« J'ai appris le français à l'école et je le parlais bien. Mon niveau était tellement bon que j'ai séché les cours à la fac. C'est quand je me suis mis à y aller que j'ai vu qu'en fait je ne savais rien... » Konstiantyn démarre la rencontre avec une boutade. Le verbe est alerte, l’œil pétillant, et le ton bienveillant, on sent rapidement que Konstiantyn a les bonnes manières de ceux qui savent apprécier les bons moments. Être ici, dans la capitale roumaine, justement, fait partie de ces bons moments. Le souhait de venir ici remonterait même à l'enfance dans les années 80, depuis ce journal qu'il édite à l'école et qui est consacré à la Roumanie de Ceauşescu, « un véritable héros dans l'Union soviétique », ose  Konstiantyn. Quand on lui fait remarquer que Ceauşescu était connu pour s'être éloigné de Moscou, il opine malicieusement, comme pour signifier qu'il y a 35 ans il avait déjà choisi son camp. 

Sa présence à Bucarest semblait donc écrite d'avance. Et lorsqu'une amie lui parle de cette résidence, il saute sur l'occasion. On se plaît à imaginer ce solide gaillard, chauve et au sourire espiègle, arpentant la ville en joli costume et en chemise, une broche immanquable épinglée sur la poitrine, des chaussettes jaunes et bleues aux couleurs de son pays, faisant le tour à pied du palais de Ceauşescu dès son arrivée. « L'un des plus beaux monuments au monde », lance-t-il sans que l'on comprenne vraiment si là aussi il blague.

 
Lutter contre la russification de la culture ukrainienne

Ici pour réaliser un ouvrage sur l'art dans son pays par temps de guerre, Konstiantyn sait mieux que quiconque qu'il est bien tombé à Bucarest question totalitarisme. Partout la ville porte encore les stigmates de la dictature de Ceauşescu. Alors on le lance sur les traces de russification dans son pays. Ça tombe bien, il fait partie depuis 2022 de la commission d'experts du ministère de la Culture, de l'Information et de la Politique chargée « de combattre les conséquences de la russification et du totalitarisme ». Un nom pompeux peut-être, mais une question bien centrale pour le peuple ukrainien aujourd'hui.

Konstiantyn déroule le fil des événements : « les gens ont commencé avec Lénine en 2014, on appelait ça « Leninopad » : renverser les bustes de Lénine, l'homme à l'origine des pires horreurs du XXe siècle, un homme qui n'a jamais mis les pieds en Ukraine... », précise bien Konstiantyn. Depuis l'an passé le mouvement a pris de l'ampleur, s'étendant à tous les représentants de la culture russe que les gens veulent voir disparaître de l'espace public. Le critique d'art a une métaphore animale pour décrire l'impérialisme russe : « c'est comme un chat qui urine quelque part pour marquer son territoire ; voilà ce que font les Russes pour que d'autres matous ne viennent pas renifler de trop près L'Empire tsariste puis l'URSS ont marqué leur territoire à coups de noms de rues et de bustes. Mais aujourd'hui l'Ukraine veut écrire à nouveau sa propre histoire », tonne presque le colosse, soudain plus grave. Pour lui, les tragédies de Boutcha et de Irpin ont joué un rôle de détonateur dans l'opinion publique ukrainienne. C'est notamment là qu'il a compris « que tous ces monuments de Gorki, Pouchkine ou Tchaïkovsky pouvaient traumatiser les Ukrainiens et qu'il fallait les faire tomber ». Konstiantyn veut toutefois que son pays les conserve, « dans des musées et dans des parcs spéciaux pour pouvoir étudier l'histoire de la propagande russe », tranche-t-il, déjà concentré sur l'après. 


Une culture ukrainienne qui s’exporte de plus en plus en Europe

Mais ce qui enthousiasme plus que tout cet influent critique d'art, c'est la culture ukrainienne actuelle, en temps de guerre. Actuellement curateur pour le renommé PinchukArtCentre, il y organise des expositions et en coordonne également les recherches en art contemporain. Là encore, le voisin russe en prend pour son grade : « sous l'URSS, nos idéologues nous mettaient dans la tête des idées conservatrices, mais l'art contemporain ukrainien est en train de démontrer que la société ne se résume pas à cette vision unique ». Le livre qu'il prépare sur cette effervescence et auquel il est venu mettre un coup de collier ici à Bucarest devrait paraître cette année. Sous les projecteurs, la culture ukrainienne s'exporte de plus en plus : le modernisme ukrainien s'expose par exemple à Madrid, et des groupes comme Kalush Orchestra et Darabraha font le tour de l'Europe. Konstiantyn a même assisté à un concert de la superstar ukrainienne Verda Serduchka à Bucarest. Pour lui, « la guerre a donné encore plus de vigueur à l'art ukrainien. Le premier mois a été un choc total pour tout le monde, puis les gens ont commencé à comprendre que l'art doit donner du sens à tout ce qui se passe. Ceux qui se battent le font pour que la vie continue dans ce pays : or, l'essence de la vie se trouve dans la culture ». 

Konstiantyn égrène les résidences artistiques, les festivals et les initiatives souvent apparues avec le soutien d'institutions européennes qu'il remercie chaleureusement au passage visant à encourager la créativité des jeunes dans les grandes villes ou ailleurs. On le sent admiratif de cet essor qui déborde de toutes parts. « À mon époque, dans les années 80, à Kiev on n'avait qu'un seul lieu informel pour les gens non conformistes, on était une poignée. Aujourd'hui il y a des lieux et des gens différents de partout, c'est fascinant ce changement ». 


Une culture de la diversité, à l’opposé de la culture d’État russe

Un mélange bienvenu pour lui, autour de thèmes et valeurs modernes : la liberté d'expression, l'égalité femmes-hommes, les droits LGBTQI+, l’inclusion des groupes minoritaires, etc. Des valeurs qui ne sont imposées par personne, selon lui : « Ces jeunes sont comme ça, créatifs et pour la diversité. Personne ne leur dicte quoi que ce soit, ils s'inspirent de ce qu'ils voient sur internet et les réseaux sociaux. Avec ça tu peux voyager sans visa dans le monde entier et devenir un ambassadeur de la sous-culture de ton choix, sans être en conflit avec qui que ce soit. Au contraire, tout cela s'entremêle ». Et on sent que cela lui apporte une sacrée bouffée d'air frais à Konstiantyn, à lui mais aussi à tout son pays. 

Ce processus d'ouverture et d'élan vital que décrit Konstiantyn contraste avec ce qu'il perçoit du voisin russe dont les artistes « sont devenus des éléments de décor au service du régime. La violence de l'État est enracinée dans la culture russe elle-même : elle traduit une déshumanisation de la société et cela ne doit pas représenter une perspective pour les Ukrainiens », assène-t-il, comme pour boucler la boucle. 

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