Dossier

Évaluation du projet D-JIL

Dossier produit en 2023

Innover et créer des contenus numériques pour les jeunes du monde arabe

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En bref

D-Jil a été lancé en 2018 afin de dynamiser l’offre d’information vers les jeunes citoyens et citoyennes du monde arabe, renforcer leur culture médiatique et accroître leur participation au débat public. Une fois ce projet terminé, il a été évalué par AGC Consulting, une société indépendante. Synthèse des principales conclusions.

Introduction

Le projet Digital-Jil ou D-Jil, a été mis en œuvre par un consortium coordonné par CFI et regroupant la Fondation Samir Kassir (Liban), IREX Europe (France), le Forum des Alternatives Maroc - FMAS (Maroc) et Leaders of Tomorrow (Jordanie).
D-Jil visait à offrir un meilleur accès à l'information aux jeunes du monde arabe, à renforcer leur culture médiatique et à augmenter leur participation au débat public ainsi que leur engagement citoyen.
Son objectif principal était de contribuer à la citoyenneté active et à l’autonomie des jeunes des pays du voisinage méridional ciblés en utilisant comme vecteur les médias en ligne.

D-Jil visait l’atteinte des résultats suivants :

- Collect : les besoins des publics jeunes (hommes/femmes) des pays ciblés (notamment dans les régions enclavées) sont collectés et sont systématiquement pris en compte pour le développement de programmes innovants.
- Realize : des programmes/plateformes en ligne innovants, reflétant les enjeux auxquels les jeunes s’intéressent réellement (éducation, emploi, vie intime, religion, culture, sport, femmes) sont diffusés dans leur langue.
- Engage : des programmes en ligne participatifs et inclusifs associant médias et OSC permettent aux jeunes de renforcer leur culture médiatique et de s'impliquer davantage dans la vie publique et la vie locale.
- Share : les échanges de bonnes pratiques en matière de programmes médias en ligne et d’outils interactifs pour la jeunesse sont favorisés au niveau régional.

Doté d’un budget global de 2 541 000 €, dont 80% financé par l’Union européenne et 20% par CFI sur ses fonds propres, D-Jil s’est déroulé sur la période allant de février 2018 à juillet 2022 (le projet a fait l’objet d’une extension de six mois par rapport au calendrier initial).

Au travers d’un mécanisme de financement en cascade (1 300 000 € du budget global), D-Jil a accompagné 18 porteurs et porteuses de projets, bénéficiaires direct·es, issu·es de 9 pays (Maroc, Tunisie, Algérie, Libye, Égypte, Palestine, Liban, Jordanie, Syrie), acteurs (structures médiatiques et organisations de la société civile) développant des contenus médiatiques numériques, qui intéressent les jeunes.

Le projet s’est également adressé à un public beaucoup plus large de bénéficiaires indirect·es : les jeunes ciblé·es par les porteurs et porteuses de projets et touché·es par les contenus produits. Selon les projets, les segments de jeunes ayant bénéficié de D-Jil de manière indirecte sont différents.

Un projet pertinent et cohérent

Le projet D-Jil est pertinent par rapport aux priorités et aux politiques régionales de l’Union Européenne à l’égard des pays du voisinage méridional. Conformément aux termes de référence de l’appel de l’UE, la logique d’intervention a été construite sur un mécanisme d’appels à projets et d’attribution de subventions en cascade à des tiers demandeurs de financement. Cette logique n’associe pas directement les autorités nationales et/ou locales. Cela a permis de soutenir des structures et des porteurs et porteuses de projets choisissant des angles de traitement de sujets de société traduisant une certaine indépendance, un certain courage et une prise de risque tant au niveau des structures que des individus.

La liste des 18 projets soutenus par D-Jil est conforme aux objectifs visés par l’appel à projet de l’UE : ce sont des projets "hors radar" et risqués tant au niveau des sujets couverts, que des profils de certain·es porteurs et porteuses de projet et/ou du fait de la sensibilité des contextes de mise en œuvre.

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Plusieurs études ainsi que les recommandations issues des évaluations finales de projets (notamment Ebticar) précédemment mis en œuvre par CFI, et les partenaires de mise en œuvre, ont servi de matériaux pour la construction de D-Jil : la mise en place d’activités dédiées à l'accompagnement et la formation, l’utilisation de la langue arabe (70% des productions des porteuses et des porteurs de projet) ont bien été intégrées à la conception de D-Jil et ont fortement contribué à l’atteinte des résultats. La prise en compte des besoins différents dans l’accompagnement administratif et l’accompagnement personnalisé (sessions d’accompagnement personnalisé) et la recherche persévérante et créative de solutions ad hoc efficaces ont été saluées par tous les acteurs et actrices consulté·es.

Il est difficile d’établir le lien direct de causalité entre l’accès à une information alternative et indépendante, susceptible de contribuer à la conscientisation et à la participation des jeunes, et la participation effective de ces jeunes. La surestimation de la force du lien entre l’obtention d’informations alternatives et l’action civique et politique en conséquence constitue une faiblesse de la cohérence globale, au cœur de la conception de l’appel de l’Union européenne. "L’existence et l’appui aux médias alternatifs est une condition nécessaire mais pas suffisante à la participation active des jeunes."

Une approche régionale utile en termes de réseau et de construction de synergies

L’objectif spécifique 1 a été atteint : "Les médias en ligne soutenus représentent davantage les jeunes (hommes/femmes)", 16 sur 18 projets, toutes typologies confondues, ont effectivement produit et diffusé des contenus représentant davantage les jeunes et leurs préoccupations.

L’atteinte de l’objectif spécifique 2 : "Les médias soutenus permettent aux jeunes de participer à la vie publique, de s’informer et s’éduquer", est en demi-teinte : 17/18 projets, toutes typologies confondues, ont permis une meilleure information et ont constitué des outils d’éducation. En revanche, le lien entre information de qualité et action citoyenne a été surestimé.

Les porteurs et porteuses de projet répondent majoritairement que D-Jil a répondu à leurs besoins et une grande majorité est parvenue à capter d'autres financements après D-Jil. Les points positifs de D-Jil sont, selon eux ou elles, les suivants : la subvention en elle-même et l’accès à des fonds, la flexibilité et l’accompagnement des équipes en charge de D-Jil, la capacité à mener leurs projets tels qu’ils et elles l’ont imaginé et conçu, la production et la diffusion de contenus médiatiques et/ou les activités menées dans le cadre du projet et le renforcement des compétences et l’acquisition de matériel de production.

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L’approche régionale a été utile en termes de réseau et de construction de synergies (pour les porteuses et porteurs de projet et le consortium). Néanmoins, la zone MENA constitue un élément du cadre de programmation de l’Union européenne mais elle n’est pas toujours pertinente car elle recouvre une grande diversité. Les spécificités des contextes nationaux, accentuées par les développements dans la région ces 5 dernières années, ont creusé l’écart du niveau de pertinence de D-Jil selon les pays et posé la question de la pertinence et du réalisme d’une même approche déployée sur 9 pays.

Le projet D-Jil tel qu’il a été conçu n’intègre pas une stratégie permettant une prise en charge du genre de manière transversale dans toutes les phases du cycle du projet, soit de sa conception à sa clôture. Des éléments ayant trait au genre sont cependant identifiables dans certains projets : deux porteurs et porteuses de projets répondent spécifiquement à ce critère avec des contenus spécifiques pour les femmes et œuvrant pour l’égalité, d’autres porteurs et porteuses intègrent la dimension genre dans les thèmes des formation et/ou les productions mais d’autres porteuses et porteurs de projet confondent parfois entre parité dans la participation, dans la visibilité et la mise en valeur des activités socialement admises pour les femmes.

Des résultats atteints ou partiellement atteints

Les résultats escomptés ont été atteints et/ou partiellement atteints. Les projets soutenus ont quasiment tous été achevés, avec des retards pour certains et des réaménagements de certaines activités à cause des répercussions de la crise du COVID et de difficultés contextuelles. En effet, toute la zone MENA, à des degrés divers, a connu une détérioration du contexte en termes de liberté d’expression, avec l’adoption par les gouvernements de lois restrictives, l’emprisonnement de journalistes critiques, le blocage de l'accès à certains sites web et réseaux sociaux, la fermeture de médias considérés comme étant indépendants et l’application de pressions financières et judiciaires.

D-Jil a proposé et mis en œuvre un processus de sélection innovant et risqué car plus complexe dans sa mise en œuvre : l’originalité des hackathons qui alliaient à la fois un processus de sélection intégrant des jeunes et un mécanisme de renforcement des compétences a été un des attraits de D-Jil selon la perspective de l’Union européenne.
Ce processus a été innovant et déterminant pour la sélection finale des porteurs et des porteuses de projets.

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Les jurys de sélection ont dû composer avec des critères de sélection nombreux, une obligation de représentation géographique et une exigence de pertinence contextuelle. La constitution des jurys a démontré une complémentarité des visions et des compétences. L’exercice de présélection et de sélection a été vécu comme étant intense, constructif, prenant en compte les voix de tous et toutes, y compris les jeunes lorsqu’ils ou elles étaient représenté·es. La volonté de tester un mode de sélection participatif, en ligne, avec des jeunes, s’est heurtée à des problématiques techniques et de sécurité des données.

Un "plan B" mobilisant les membres du consortium dans l’identification de jeunes pour une participation en présentiel, a été activé mais n’a fonctionné que pour les jurys de la première promotion et avec les conséquences d’un "plan B" : l’absence de documentation du mode de sélection des jeunes, une approche non systématique pour tous les jurys. Cela a été perçu par certain·es observateurs, observatrices, et acteurs, actrices présélectionné·es comme étant un manque de clarté du processus de sélection qui a conduit à une incompréhension.

Sur les 18 porteuses et porteurs de projet sélectionnés, les structures sont :

● Des organisations de la société civile travaillant avec les jeunes ou ayant des projets de création de contenus et de formations (7 soit 39% des projets) : Shurooq, ADCE, Mawj/Radio Suriat, Alt, Creator NGO/Habka Magazine, L’Observatoire Maghrebin des Libertés, Samandal ;
● Des organisations de la société civile médiatiques (4 soit 22% des projets) : Glitch, Al Hudood, Femmes en communication, Article 19 ;
● Des entreprises (6 soit 33% des projets) : Open Chabab, Men Lewwel, Education Media Company, Djanoub.com, Levant Laboratories SAL, Kitab Sawti ;
● Une structure (1 soit 6% des projets) n’a pas pu être clairement identifiée : Welad el Balad Stadium.

La grande majorité de ces structures sont toujours actives.
Sur les 18 projets, il existe une variété de taille d’organisations, que ce soit en termes d’effectifs et de budget. La typologie des projets met en évidence le nombre important et majoritaire de projets de formations (8). Suivis par les projets de production de contenus (5), puis de production médiatique (4) et enfin d’édition (1).

De réelles capacités d’adaptation

Dans un contexte sensible et de surcroît marqué par la crise COVID, le consortium a démontré une volonté et de réelles capacités d’adaptation, qu’il s’agisse des formations, activités d’accompagnement (formats, contenus, expertises, programmation d’ensemble, ajout de nouveaux thèmes), du développement d’outil (plateforme en ligne), de la digitalisation de certaines rencontres du résultat Share et/ou de toutes les solutions ad hoc trouvées pour permettre une continuité des activités des projets en dépit des défis : blocage de financement, décalage du paiement de certaines tranches, fermeture de structures porteuses de projet, crise nationale limitant les possibilités de contact – explosion du port de Beyrouth, arrestation d’un journaliste d’investigation et formateur dans un des projets, etc.
Le taux d’exécution de D-Jil est de 99,2% ; une re-ventilation en interne a permis d’optimiser les ressources financières disponibles entre les projets qui ont eu besoin de plus de budget et ceux qui n’ont pas eu la capacité d’absorber la totalité de leur budget.

La très forte rotation des personnes dans les fonctions de suivi de D-Jil que ce soit au niveau de CFI ou de l’Union européenne n’a pas facilité la fluidité des échanges.
Pour un projet innovant tel que D-Jil, la notion de risque est centrale. C’est parce que le contexte est sensible, que les projets sont atypiques et risqués qu’un projet tel que D-Jil a une raison d’être. Cette prise de risques divers (capacité d’absorption des petites structures, risque d’arrêt ou de mise en œuvre partielle du projet, risques sur les personnes physiques, risques judiciaires, risques réputationnels, risques diplomatiques, risque de gestion et d’adaptation urgente sans respect du formalisme administratif) pour laquelle aucune note de positionnement n’existe, a naturellement conduit à la matérialisation de certains risques.

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Conclusion

Effets, impacts et durabilité

Dans la formulation des extrants dans le cadre logique, il est possible d’identifier quatre niveaux principaux ciblés par les enjeux d’effet, d’impact et de durabilité :
1/  Les jeunesses de la zone MENA au sens large. Il n’a pas été possible d’avoir un accès direct aux audiences des projets.

2/  Les individus porteurs et porteuses de projet et mobilisés dans un engagement citoyen : la durabilité de l’expérience tirée par les porteurs et porteuses de projet, ce qu’ils et elles vont en faire, ce qu’ils et elles deviendront dans 10 ans après la fin de D-Jil, est peu visible. Et pourtant, en termes de potentiel de transformation sur le moyen terme, au travers d’engagements individuels ou de groupe dans le temps, cette forme de durabilité est considérée par l’ensemble des acteurs et actrices consulté·es, comme une des dimensions centrales des effets de D-Jil.

La poursuite ou le développement de collaborations entres les organisations et les personnes qui ont interagi dans le cadre de D-Jil montre une durabilité de réseaux qui se développent de manière organique et ne sont pas toujours visibles dans des plateformes formelles. Tous les membres du consortium mentionnent des projets spécifiques développés avec d’autres membres à la suite de D-Jil. De plus, la mobilisation de porteurs et porteuses d’Ebticar comme expert·es dans D-Jil montre que l’approche partenariale avec des individus sur le moyen terme est déjà pratiquée par CFI, sur certains projets et pour certaines expertises.

3/ Les structures qui sont les cadres de mise en œuvre des projets – quelle est leur viabilité dans le temps ?
Le projet D-Jil a eu un impact positif sur les porteurs et porteuses de projet. Il est intervenu à un moment capital du développement de la majorité des porteurs et porteuses et leur a permis de mener à bien leurs activités. Seule une minorité de porteurs et porteuses de projet n’a pu mener à bien les activités et finaliser leurs projets.

D-Jil a permis aux porteurs et porteuses de projet de renforcer leurs structures en compétences, en moyens techniques et en offres médiatiques ou autres. Ce qui leur a permis d’élargir leur audience ou leur public. Pour une minorité de projets, des évènements externes, des fragilités managériales internes et la difficulté de gérer un financement de cette ampleur, ont accéléré le délitement des structures.

La viabilité des médias alternatifs dépend de deux facteurs qui leurs sont internes : leur capacité à construire un modèle économique pérenne ainsi que leur capacité à innover éditorialement, dans un environnement politico-économique qui ne leur est pas favorable. Et cela, en offrant à leurs audiences un contenu compatible avec les nouveaux modes de consommation de l’information des jeunesses ciblées. Le journalisme alternatif en région MENA a un besoin drastique de ressources, d’aide au développement et d’un appui qui n’affecte pas son indépendance.

L’association de l’accompagnement, du financement des frais de structure (core-funding) et du financement de projet, à condition que ce dernier soit aligné avec les objectifs des structures médiatiques, semble être une combinaison vertueuse pour un soutien efficace à des structures médiatiques, en tension ou en équilibre précaire, dans la région.

4 / Les projets eux-mêmes : l’ambition des 18 projets n’était pas de perdurer au-delà du financement mais, dans la plupart des cas, D-Jil s’inscrit dans une continuité d’engagements et de projets pour les structures actives. Une filiation des projets mis en œuvre dans une même organisation est visible. Les résultats de certains projets s’inscrivent dans un temps long de changement : par exemple, les formations qui ont permis à des journalistes de mesurer la dimension stigmatisante de certains termes utilisés pour qualifier certains groupes, de comprendre l’importance de la vérification des faits (fact-checking), de contextualiser des problématiques liées au genre, n’aura pas un effet fortement visible mais le travail que ces journalistes réalisent dans les rédactions des médias dans lesquels ils et elles sont employé·es, dans les associations dans lesquelles ils et elles militent, constitue un travail de fourmis dont la contribution est peu visible mais déterminante.
Les résultats d’autres projets médiatiques ou de formations génèrent des impacts qui ne sont pas visibles à ce stade mais dont les effets pourraient être perceptibles dans le moyen terme. Il est utile de garder à l’esprit que ces projets touchent des publics et des audiences de niche et donc que leur impact reste relatif.
L’enjeu de certains projets est de sensibiliser les bonnes personnes, avec les bonnes informations et par le bon canal, parfois de manière très discrète ; le pari de ces plaidoyers s’inscrit également dans un temps long. Plusieurs initiatives, parfois interrompues, parfois chaotiques, peuvent assurément contribuer à faire avancer des sujets dans l’espace public.

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