Monde arabe : malgré la répression, le journalisme d’investigation ne rend pas les armes

Monde arabe : malgré la répression, le journalisme d’investigation ne rend pas les armes

Installé autour d'une fontaine dans la cour d'une antique demeure de Damas, un groupe de journalistes arabes et danois sirote une limonade sous une chaleur écrasante. C'était en août 2004.

* Par Rana Sabbagh


Ils étaient loin de se douter que la guerre, le chaos et la folie meurtrière allaient s'abattre sur la région quelques années plus tard.

Ils rêvaient au contraire d'un changement pacifique et avaient en tête un projet : un programme consacré au journalisme d'investigation dans le monde arabe. Financé par le Danemark, celui-ci se fixait pour objectif d'encourager la responsabilisation, de favoriser la liberté d'expression et de dynamiser les médias indépendants. Une tentative audacieuse dans une région assoiffée de liberté.

Restait à lui trouver un nom. Leur choix s'est porté sur " ARIJ". Acronyme anglais de "Arab Reporters for Investigative Journalism" (reporters arabes pour le journalisme d'investigation), c'est aussi un prénom arabe qui signifie "l'agréable parfum des fleurs".

Deux mois plus tard à Amman (Jordanie), se tenait la première réunion du conseil d'administration. Il en ressortit un objectif commun : l' ARIJ procéderait par étapes pour diffuser de nouvelles compétences qui permettraient de promouvoir la culture du journalisme d'investigation dans les rédactions et les écoles de journalisme arabes.

Autre objectif de l'organisation : aider les journalistes à donner la priorité aux questions d'intérêt public, à la démocratie et à l'État de droit. Mais à ce chapitre, il convenait d'agir avec prudence : dans les pays où la presse est soumise à d'importantes restrictions, l'investigation devait se limiter à des sujets "sûrs" (santé, éducation, consommation, droits des femmes et environnement).

Grâce au financement du parlement danois, l' ARIJ pourrait assurer des formations, un encadrement, un soutien financier, mais aussi apporter son aide pour l'examen juridique avant publication afin de limiter les risques. Le programme prévoyait également des critères d'excellence.

Le conseil d'administration recruta son directeur exécutif pour lancer le projet en Jordanie, en Syrie et au Liban – pays voisins, mais présentant des paysages politiques et médiatiques très disparates. Une première étape avant d'étendre le programme à d'autres États arabes. Pendant quelque temps, le changement – le changement positif et concret – semblait réalisable.

En Jordanie et en Syrie, les dirigeants avaient laissé la place à leurs enfants, lesquels promettaient des réformes. L'atmosphère était à l'ouverture et de nouveaux médias privés proliféraient.

Partie d'un tout petit bureau d'Amman, l' ARIJ commençait à étendre ses racines dans la région. En 2008, l'organisation était présente en Égypte, avant de poursuivre son implantation au Bahreïn, en Irak, en Palestine, au Yémen et en Tunisie.

L' ARIJ fête aujourd'hui son 10e anniversaire dans neuf pays arabes et entend poursuivre son développement dans les années à venir, en continuant à œuvrer avec des journalistes indépendants et des réseaux locaux de journalisme d'investigation.

Mais l'organisation a déjà à son actif une réalisation majeure : celle d'avoir joué le rôle de fer de lance dans l'émergence du journalisme d'investigation dans une région où celui-ci ne faisait pas partie des traditions. Depuis ses toutes premières actions début 2006, l' ARIJ a formé plus de 1 869 journalistes, professeurs et étudiants d'écoles de journalisme. Elle a permis la diffusion ou la publication dans les médias locaux, régionaux et internationaux d'environ 400 reportages sans complaisance, qui, grâce à l'application de techniques d'investigation, ont révélé au grand jour des dysfonctionnements préjudiciables. La plupart d'entre eux ont entraîné des réformes, parfois immédiatement après leur diffusion dans les médias.

Ainsi, suite à la diffusion d'un reportage financé par l' ARIJ, le roi Abdallah II de Jordanie a donné l'ordre au gouvernement de renforcer les droits des enfants souffrant de maladies mentales conformément aux normes internationales en la matière, afin de mettre fin à la maltraitance et aux autres violences que leur infligeaient certains membres du personnel soignant derrière des portes closes.

En Tunisie, il aura fallu deux ans pour que le gouvernement commence à fermer des jardins d'enfants qui conditionnaient les enfants au jihad. Or, cela n'a été possible que suite à une enquête extrêmement risquée dans laquelle une journaliste infiltrée a pu filmer en caméra cachée, l'appareil fixé au corps.

Pour la première fois, sept grandes universités arabes enseignent désormais une U.E de trois heures consacrée aux principes de base du journalisme d'investigation, et au moins 20 autres s'appuient sur le manuel "Story-Based Inquiry" ("L'enquête par hypothèse" dans sa version française). Nous devons la compilation du cours comme du manuel à Mark Lee Hunter, journaliste d'investigation reconnu basé à Paris, et enseignant à l'Institut européen d'administration des affaires ( INSEAD). Depuis sa publication par l'UNESCO en 2009, "L'enquête par hypothèse" a été traduit en 12 langues, ce qui en fait le premier ouvrage de référence interculturel au monde. Mais l'influence de l'ARIJ sur les pratiques journalistiques internationales ne s'arrête pas là.

Ces deux dernières années, grâce à son projet "MENA Research and Data Desk" (bureau Recherche et données pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient), l' ARIJ a permis à des dizaines de journalistes arabes et internationaux de dénoncer la fraude qui sévit dans la région et au-delà. Le projet a ainsi joué un rôle essentiel dans le réseau mondial de journalistes d'investigation ayant épinglé l'affaire des "Panama Papers", qui constitue la plus grande enquête internationale à ce jour.

Au moins 10 journalistes de la région (publiant pour la plupart sous des pseudonymes et dans des médias étrangers) ont révélé l'existence d'un réseau de sociétés offshore et de comptes bancaires à l'étranger dont les noms étaient associés à ceux d'hommes forts des régimes arabes et de leurs partenaires commerciaux. L'un d'entre eux nous a ainsi appris que le président syrien Bachar El-Assad et ses alliés avaient pu échapper aux sanctions internationales grâce à des sociétés écrans qu'ils avaient créées dans des paradis fiscaux tels que les Seychelles ; un autre nous a livré le détail des fortunes que se sont bâtis des officiels et des hommes d'affaires yéménites.

Pour la première fois, des journalistes arabes – et non des journalistes occidentaux – s'en prenaient à des dictatures arabes et révélaient leurs transactions financières. Un important précédent.

Grâce au soutien d'experts en informatique et à un financement de l'Union européenne, le bureau "MENA Research and Data Desk" de l' ARIJ est en train de mettre au point une base de données regroupant des registres de sociétés, des appels d'offres gouvernementaux et des titres fonciers de 18 pays arabes. Ses équipes ont ainsi collecté et sauvegardé des données provenant de sites Web gouvernementaux (dont un certain nombre ont depuis été supprimées) et espèrent bientôt donner naissance à la base de données publiques consultables la plus complète du monde arabe. Chaque mois, les chercheurs de l'ARIJ reçoivent en moyenne 18 demandes d'assistance émanant de journalistes arabes et internationaux.

Des réalisations qui constituent autant de lueurs d'espoir dans l'opacité qui pèse comme une chape de plomb sur les médias du monde arabe, un monde où, depuis cinq ans, la liberté de presse perd chaque jour un peu plus de terrain que la veille.

En effet, se risquer à mener des enquêtes et mettre les officiels face à leurs responsabilités devient un exercice de plus en plus difficile et dangereux : la censure bâillonne la presse indépendante, et on n'hésite pas à emprisonner des journalistes, voire à les éliminer.

Sur le podium des pays qui emprisonnent le plus de journalistes, l'Égypte occupe désormais la deuxième place, juste derrière la Chine. Mais la presse n'est pas non plus en odeur de sainteté chez les groupes extrémistes. L'an dernier, des membres de l'organisation Daech ont surpris des journalistes indépendants syriens qui filmaient dans l'enceinte d'une de leurs écoles. Une semaine après son interrogatoire, le caméraman fut égorgé et son exécution filmée.

Au printemps 2016, Mustafa Marsafawi, journaliste soutenu par l' ARIJ, perdait quant à lui son travail. Son tort ? Avoir enquêté sur des cas de torture, d'assassinat et de sévices commis par des officiers des Forces de la sécurité centrale égyptienne.

La chaîne britannique BBC, qui avait diffusé le reportage, avait essuyé les vitupérations d'au moins quatre invités progouvernementaux à l'occasion d'un débat télévisé. Il en fut de même pour l'ARIJ. Le hashtag "#BBC#plots against Egypt" (#BBC#complote contre l'Égypte) avait même caracolé en tête des tendances pendant une journée.

Mais le gouvernement est loin d'être la plus grande inquiétude des journalistes. Car trop souvent, ces professionnels qui risquent leur vie et leur liberté ne rencontrent aucun soutien de la part du public. Partout, ils voient leurs concitoyens renoncer à leurs libertés fondamentales et à leurs droits démocratiques en échange de vagues promesses de stabilité économique et de prospérité.

Un peuple arabe plus effrayé par le chaos que par la répression "ordinaire", en somme. Un peuple qui a accepté les limites que lui impose la dictature et qui en a pris son parti.

Il n'est donc pas surprenant que la liberté et l'indépendance de la presse ne fassent pas partie des priorités.

Que faire ? Les journalistes d'investigation arabes doivent-il pour autant se résigner à l'indifférence de la société en attendant des jours meilleurs ? Nombreux sont ceux qui affirment qu'ils sont allés trop loin pour faire machine arrière. Pourtant, persévérer dans cette voie a un prix.

En Égypte, en Jordanie, en Tunisie, en Arabie saoudite et au Bahreïn, les nouvelles lois antiterroristes et les restrictions Internet qui les accompagnent ont porté un coup sévère au journalisme d'investigation. Résultat : le discours étatique domine la sphère publique et les officiels échappent facilement à leurs responsabilités.

À cela s'ajoute la réalité économique, qui ne simplifie pas la vie des journalistes. Le journalisme d'investigation n'a jamais été une activité rentable – a fortiori lorsqu'il dépend du soutien financier des gouvernements ou d'organisations à but non lucratif. Mais alors que les coûts sont en hausse, les financements se réduisent aujourd'hui comme peau de chagrin.

Les donateurs ont de nouvelles priorités. Parmi elles, et non des moindres, l'intensification de la crise mondiale des réfugiés et la lutte contre la radicalisation. Le monde doit loger et soutenir 60 millions de personnes déplacées, fuyant les conflits et les difficultés économiques. Tôt ou tard, nous, journalistes, devrons apprendre à nous autofinancer.

Rappelons cependant que la liberté d'expression et l'investigation honnête ne doivent jamais devenir des options facultatives. Il s'agit d'ingrédients indispensables à une société démocratique – des garde-fous irremplaçables contre la dictature, la tyrannie et le non-droit.

Nous nous sommes battus pour les faire naître dans cette région. Nous nous battons pour les y maintenir. Et nous ne comptons pas y renoncer maintenant.

C'est dans cet état d'esprit que s'ouvre la neuvième session de l'Annual Forum of Arab Investigative Journalists (Forum annuel des journalistes d'investigation arabes), qui se tiendra le 1 er décembre 2016 au bord de la Mer morte, point le plus bas de la surface du globe. Plus de 400 journalistes, éditeurs et professeurs de journalisme du monde arabe y débattront de la montée en puissance de la censure et de la désinformation dans la région. La rencontre aura pour thème : "ARIJ : 10 ans d'investigation dans le monde arabe. Entendre, voir et révéler". Les participants y développeront de nouvelles compétences qui leur permettront par exemple d'assurer le chiffrement de leurs logiciels et fichiers, d'assurer leur protection physique ou de parfaire leur narration à l'ère du numérique.

Nous attendons beaucoup d'eux. Ils ont besoin de votre soutien – et ils le méritent.

* Rana Sabbagh est journaliste de carrière et Directrice exécutive de l'ARIJ. L'ARIJ est une organisation à but non lucratif qui s'est donné pour mission de développer le journalisme d'investigation dans neuf pays arabes – elle est la principale organisation de la région à œuvrer dans ce domaine. L'ARIJ est financée par l'Agence suédoise de coopération internationale au développement (ASDI), l'ONG danoise International Media Support (IMS), l'Agence danoise pour le développement international (DANIDA), l'Open Society Foundations (OSF) et les Ministères néerlandais et norvégien des Affaires étrangères.

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