Zeina Ramadan : casser les tabous sur la santé mentale
Réalisatrice et entrepreneure culturelle, la palestinienne Zeina Ramadan possède plus d’une corde à son arc. Des atouts qu’elle met au service d’une mission : briser les tabous et améliorer les représentations dans le monde arabe.
Portrait réalisé par Lou Mamalet.
Issue d’une famille de politiciens palestiniens, Zeina Ramadan est tombée très tôt dans la marmite de l’engagement. Sauf que ce n’est pas du côté de la politique qu’elle va chercher ses armes, mais de celui de la culture, préférant porter sa voix à travers l’écriture et le cinéma. Elle s’est d’abord dirigée vers le journalisme, qu’elle étudie à l’Université An Najah de Naplouse, et où elle se confronte pour la première fois aux inégalités entre hommes et femmes dans le milieu universitaire. Dès l’université, j’ai vu qu’il y avait des jobs qu’on réservait aux hommes et d’autres aux femmes. Au même moment, j’ai eu l’idée de réaliser un film, Taxi Girl, sorte d’expérience sociale que j’ai tournée avec ma sœur, où elle conduisait un taxi public. Tout le monde s’attendait à ce que j’échoue, mais j’ai participé à un concours au sein de l’école et j’ai remporté la seconde place. Cette victoire m’a beaucoup encouragée.
Cinéma social et engagement
La jeune réalisatrice prend goût au cinéma, dont elle réalise le pouvoir d’écho sur la société. Elle décide dès lors de l’utiliser comme un moyen de porter ses messages et de combattre les injustices. Après Taxi girl, elle est contactée par la Sashat Woman Cinema, une institution qui vise une meilleure représentation des femmes dans le cinéma palestinien, qui lui propose de réaliser un deuxième film avec eux.
Elle sort alors Hush, un court-métrage sarcastique mettant en scène une jeune fille qui se sent suivie par ses deux voisines, qui symbolisent les injonctions de la société sur les femmes. Puis Sars, un film expérimental basé sur les difficultés d’une amie souhaitant franchir la frontière de Gaza pour aller étudier à l’étranger et dans lequel elle a inséré une partie de leurs échanges vocaux sur les réseaux sociaux.
Des créations originales et engagées qui condamnent les injustices de la société patriarcale dans le monde arabe et que Zeina a réalisées de manière "artisanale", en apprenant le montage sur Youtube.
Entrepreneure culturelle
En parallèle, elle pénètre dans l’industrie créative et culturelle palestinienne en devenant notamment responsable éditoriale du Nisaa Network, une plateforme multimédia pour les femmes arabes, puis cheffe de projet au sein de l’un des plus grands studios d’animation de Palestine, et enfin coordinatrice locale des Palestinian Cinema Days. Des expériences qui lui donnent envie de développer l’écosystème culturel de son pays et de renforcer sa dimension locale. J’ai postulé à un projet fondé par les Nations-Unies qui m’a permis de participer à beaucoup d’ateliers dans le management de projets culturels, précise-t-elle.
Zeina Ramadan souhaite aussi entreprendre, ce qu’elle a fait en rejoignant la start-up Kitab Sawti, la plus grande plateforme de livres audio traduits en arabe. J’ai réalisé que le milieu culturel dans le monde arabe n’était pas intégré au monde de l’innovation. Travailler au sein de Kitab Sawti m’a permis de comprendre comment on engageait un public, comment l’intelligence artificielle pouvait aider les artistes. J’ai intégré tout cela et j’ai voulu fonder mon propre projet, explique-t-elle.
Chose dite, chose faite, elle crée le projet Al Feel quelques mois plus tard. Feel (éléphant, en arabe, en référence à l’expression "un éléphant dans la pièce" qui désigne les tabous dont on ne parle pas) propose des programmes narratifs audio sur le thème de la santé mentale.
Ici, on ne reconnaît pas les problèmes mentaux
Des problèmes de santé mentale qui sont pourtant monnaie courante dans cette région fortement marquée par les conflits et la guerre. Comme l’explique Zeina : Avec tous les conflits au Moyen-Orient, nous sommes nombreux à subir des syndromes de stress post-traumatique. Je voulais créer un programme où des écrivains puissent partager des histoires sur la santé mentale.
Même s’il subsiste encore trop souvent des freins d’ordre économique et culturel qui empêchent la population d’avoir recours aux soins et d’évoquer ces troubles : Ici, on ne reconnaît pas les problèmes mentaux, on préfère les ignorer ou les mettre sur le compte de la personnalité. Cela reste tabou de parler de choses personnelles à son médecin et, dans notre culture, critiquer ses parents ou sa famille est interdit, cela ne se fait pas. Pourtant, 90% de nos traumatismes viennent d’eux, ajoute-t-elle.
Vingt-cinq épisodes sont prévus pour ce projet, soutenu par CFI, qui, Zeina l’espère, ouvrira le débat sur un sujet aussi complexe que controversé. En attendant, elle poursuit ses études en industrie créative à l’Université de Birkbeck de Londres, même si elle compte bien retourner en Palestine où elle rêve de développer le tourisme "alternatif" dans son pays et de mettre en place des politiques favorables au développement culturel.