Dorra Ben Abdelkader, l'investigation pour "dévoiler les défaillances du système"
Dorra Abdelkader est journaliste depuis plus de vingt ans. Une expérience qu’elle dévoue à faire avancer la société tunisienne, que ce soit sur le front des droits humains ou celui de l’environnement. Portrait réalisé par Lou Mamalet.
Dorra Ben AbdelKader a grandi dans une famille simple de Tunis. Un papa fonctionnaire et une maman femme au foyer, qui lui transmettront pourtant, sans le vouloir, le goût des médias et de l’actualité. Je me souviens que petite, il y avait toujours un journal à la maison ; et j’aimais beaucoup le parcourir. En y repensant, c’est peut-être là qu’est né mon goût pour les médias, se remémore-t-elle.
Quand elle termine le lycée, elle se tourne donc naturellement vers des études de journalisme et obtient un Master en sciences de la communication et communication d’entreprise de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de Tunis (IPSI). Quand j’ai été admise dans ce cursus, en 1996, nous étions la première promotion de journalisme de l’université. Pour moi, le journalisme était une discipline attractive car il me permettait à la fois de combiner mon côté littéraire et mon intérêt pour la culture générale, déclare Dorra.
Début de carrière et investigation
Peu de temps après sa sortie de l’université, elle est recrutée au sein de l’agence Tunis Afrique Presse où elle fait ses premières armes journalistiques. J’ai fait la tournée des “desks” comme on dit dans le métier. Je suis passée par le service international, régional, politique, une expérience enrichissante qui m’a permis de traiter des sujets variés et de mieux savoir ce que j’aimais.
J’aime dévoiler les défaillances du système.
Vingt ans plus tard, elle est devenue rédactrice en chef adjointe du service société et y couvre des sujets liés à l’éducation, la santé ainsi qu’à la protection des droits humains. Une fonction qui lui a permis de découvrir son appétence pour le travail d’investigation, comme elle l’explique : J’aime dévoiler les défaillances du système, montrer ce qui entrave l’application convenable des lois, ou révéler l’absence d’une loi qui empêche le bon fonctionnement de la société.
Une mission d’autant plus importante depuis la révolution de 2011, qui a permis un assouplissement de la liberté d’expression dans la société tunisienne. La révolution nous a donné plus de liberté de nous exprimer, en tant que journaliste et citoyenne, je me dois de contribuer à l’amélioration du climat général en essayant de résoudre les problèmes de la société, affirme la journaliste.
MédiaLab Investigation
C’est afin de répondre à cette ambition qu’elle postule à MédiaLab Investigation, un projet CFI qui soutient le travail d’enquête dans le monde arabe depuis 2019, une nécessité dans une région où le manque de fonds empêche souvent les journalistes de s’investir sur des sujets complexes au long cours. Elle réalise notamment un travail sur l’utilisation des pesticides dans l’agriculture tunisienne.
J’avais besoin de faire de l’analyse de certains produits agricoles pour connaître leurs taux de pesticides. Cet appui financier m’a permis de réaliser ces analyses mais aussi d’ aller chercher des témoignages qui sont loin de la ville, raconte t-elle. Mais aussi une enquête sur un centre de détention de migrants irréguliers en Tunisie : C’est une enquête dont je suis très fière car j’étais la première journaliste à frapper à la porte de ce centre et à montrer ce qui s’y passait.
Récemment, elle vient de terminer un dossier sur les violences psychologiques à l’égard des femmes. Un sujet peu abordé dans le pays, même si le gouvernement a adopté la loi n°58 du 11 août 2017, afin de lutter contre les violences commises sur elles.
Si une loi existe pour nous protéger des violences, en réalité les démarches et les procédures pour la mettre en application n’existent pas toujours. Par exemple, dans le cadre de violences physiques, il est possible d’établir un certificat avec un avocat afin d’évaluer les dommages, mais l’équivalent n’existe pas avec les sévices psychologiques, sauf quand ces derniers sont devenus trop importants. Ce qui est très dommageable pour la vie des femmes.
Des violences psychologiques qui touchent pourtant toutes les catégories socio-professionnelles et dont le taux d’alerte a augmenté avec le confinement lié au coronavirus. Il y a beaucoup de femmes victimes de violences psychologiques, sauf que peu d’entre elles osent parler par peur de ne pas être prises au sérieux car leur mal est souvent invisible. C’est un phénomène qui touche tous les milieux sociaux. Parfois des femmes instruites avec de hauts postes craignent d’avouer le harcèlement qu’elles subissent à la maison car elles pensent qu’elles seront jugées et que leur carrière pourrait en pâtir.
Un fléau contre lequel Dorra Ben Abdelkader souhaite continuer à se battre, afin d’améliorer la santé mentale des femmes. Un moyen aussi de se rapprocher d’une autre de ses vocations, elle qui avoue avoir pensé devenir psychologue si elle n’avait pas choisi d’embrasser une carrière de journaliste : Je crois vraiment qu’être à l’écoute des personnes peut sauver des vies.